« Est-il possible d’être heureux au travail ? » ; d’y faire « ce que l’on veut » ou « ce que l’on aime » ? C’est en ces termes apparemment simples que pourrait se formuler la demande croissante mettant aujourd’hui en cause la question du désir dont fait l’objet le travail. L’urgence de cette demande trouve parfois sa traduction directe dans certaines enquêtes, mais la vogue contemporaine pour le coaching ou le développement personnel peut tout aussi bien en être l’un des symptômes. Et pourtant, malgré son expression quotidienne et massive, la dimension désirante du travail nous est apparue, en tant que telle, largement sous-estimée, voire escamotée dans les ouvrages et les pratiques de management, mais aussi plus généralement dans le champ de l’analyse du travail.

C’est pourquoi nous avons ressenti la nécessité de remettre le désir, et la psychanalyse dont il est l’objet privilégié, au centre d’une réinterrogation sur le sens de la vie professionnelle. Notre objectif est de dégager ce qui constitue, du point de vue de ce désir, la particularité du lien entre une personne et son travail. Car si le travail a bien un sens, ce n’est pas forcément celui auquel on pense, loin de là. Dans plusieurs de nos travaux, nous avons ainsi introduit, puis théorisé à partir des recherches et interventions que nous avons menées, une notion nouvelle et selon nous fondamentale au plan psychologique et existentiel : le « Désir de travail ». Cette notion situe le sens premier du travail (par-delà ses aspects économiques, psychosociaux, politiques, anthropologiques ou historiques) dans sa capacité à révéler et tout à la fois masquer le désir singulier et inconscient de chacun. Le Désir avec un grand D.

Le travail comme objet du désir

Notre réflexion se réfère à l’existence, chez tout être humain, d’une énergie pulsionnelle orientée vers l’action ou la réalisation, qui a été entrevue depuis Freud sous diverses formes (autoconservation, emprise, sublimation, ou encore « mouvement d’appropriation de l’acte », etc.) à côté des pulsions strictement libidinales. Cette poussée énergétique brute, en s’intégrant à la psychologie de l’individu au cours des premières années de sa vie, se transforme alors en un désir d’agir et de faire à la recherche d’un accomplissement en ce monde ; ce qui, à cet égard, fait d’abord du travail un processus psychique de construction permanente d’un « objet » (au sens freudien, c’est-à-dire corrélatif de la pulsion), dont la fonction sera de définir et représenter sans cesse l’individu comme sujet de son désir. C’est le mouvement désirant qui approvisionne et oriente cette quête jamais achevée que nous appelons, en première approximation, le désir de travail. A l’état pur, celui-ci pose l’intérêt du travail dans le fait même de travailler, à condition que le sujet puisse ainsi chercher et constituer indéfiniment l’objet de son désir (ce qui n’a pas grand-chose à voir avec la valeur intellectuelle ou sociale de la tâche). Ce travail-là, en tant que processus et objet internes, nous appartient à chacun en propre. Nous y faisons référence communément, d’ailleurs sans trop y prendre garde, en lui ajoutant cet adjectif possessif qui n’a rien de neutre : mon travail, mon boulot, mon « taf », etc. 

Mais, dans le même temps, d’un point de vue socio-économique, le travail se présente aussi comme une évidence et une obligation extérieures, étrangères à notre nature (pour reprendre la formulation de Wallon ou de Meyerson) : il faut travailler (injonction soutenue il est vrai par de redoutables justifications rationnelles, à commencer par les questions de subsistance). Des expressions aussi courantes que « chercher un job », « obtenir un poste » ou même « être appelé à des responsabilités » rappellent ainsi ce principe, dont procèdent toutes les démarches managériales (du taylorisme au management participatif) : au départ, le travail n’appartient pas à celui qui travaille (mais à l’organisation, l’Etat, la Société, etc.). Ledit travailleur se persuade d’ailleurs lui-même volontiers de ce qui se présente à lui comme un état de « fait », tant il est facile de confondre le processus laborieux dont nous avons parlé au plan psychique avec son résultat matériel et visible : la capacité à occuper quotidiennement un emploi.

Il en résulte donc un hiatus structurel (et a priori irréductible) entre l’objet travail interne (en tant qu’émanation et manifestation permanente de mon désir) et l’objet travail externe (proposé/imposé par le marché de l’emploi, l’entreprise, etc.). Ces deux réalités ne correspondent effectivement pas, comme peut en rendre compte le courant de clinique du travail et de l’activité (certes à un autre niveau et avec des contenus psychologiques différents) lorsqu’il distingue travail vécu et travail géré, ou encore les instances personnelle et impersonnelle (tâches, missions, etc.) du métier. Pourtant, il faudra bien que « quelque chose » se noue quand même, dans l’après-coup pourrait-on dire, entre le sujet et cet objet travail surgissant ainsi de l’extérieur par rapport à lui. 

En général – c’est un constat clinique que nous faisons – cette opération de « raccordement » s’effectue alors, sauf exceptions plutôt rares, sous le signe du ratage, mais qui autorise malgré tout un certain fonctionnement de l’entreprise et, plus généralement, de la vie professionnelle. Ce fonctionnement apparaît fondé, d’une part, sur une méconnaissance partagée (entre dirigeants, cadres, salariés, syndicats, etc.) de cette origine pulsionnelle du travail (qui en fait l’objet même du Désir), et de l’autre, sur la mise en avant d’objets substitutifs permettant à chacun de savoir à bon compte pourquoi il travaille : pour gagner de l’argent, avoir des contacts, un statut, de la reconnaissance, etc. – mais pas « seulement » pour travailler. 

Un certain fonctionnement, précisions-nous à l’instant, car l’observation de la vie économique témoigne globalement que ces succédanés du désir suffisent, en effet, à instaurer au quotidien une situation banalement insatisfaisante, et même parfois à susciter temporairement une motivation superficielle chez les travailleurs. Mais à quel prix : celui de l’ennui au travail, y compris même sous couvert d’activisme, ou – bien pire – de la dépression et autres pathologies professionnelles. 

Dès lors, il ne reste plus guère à l’individu que les interstices de ce qui est entrevu comme problèmes de management, pour « dire » sous forme symptomatique ce désir laissé orphelin (puisque recouvert par des substituts forcément imparfaits). De son côté, « l’entreprise » semble condamnée à cette course éperdue à la (re)motivation (jalonnée d’une succession de modes managériales) pour essayer de maintenir ou rendre un travail résolument externe tout de même assez désirable pour ses salariés. Ce qui nous a conduit à avancer que si le social (via les contraintes historiques de l’organisation de la société) nous a une première fois « volé » le travail en tant qu’énergie pulsionnelle personnelle (phénomène de confiscation), le management nous le dérobe une seconde fois dans ses diverses tentatives de renouvellement ou de recyclage d’ersatz (argent, challenges, reconnaissance, etc.) proposés à notre désir (phénomène de substitution). 

Psychanalytiquement parlant, cette logique managériale revient alors à tirer toujours plus le sujet vers un « faisant fonction d’objet » (davantage de salaire, de promotions, de carrière, d’appartenance, etc.), dans certains cas jusqu’à le ravaler lui-même au rang de produit. Le but poursuivi, consciemment ou non, est même de faire désirer ce sujet à côté de son désir propre, dont la reconnaissance se trouve de facto empêchée ou interdite. Ces objets de remplacement tendent, en effet, à figer le processus de travail (donc d’ouverture désirante permanente) dans des « choses » qui permettent à l’individu de se rassurer sur son désir (une des questions, il est vrai, parmi les plus difficiles qui soient). Mais celles-ci l’éloignent et le dépossèdent en réalité de plus en plus de la cause véritable de ce désir. C’est pourquoi, peut-être, les salariés semblent ne demander qu’à comprendre à nouveau pourquoi ils travaillent. 

Telle est donc l’imposture du travail, qui n’est pas sans évoquer ce détournement pulsionnel général opéré par le système capitaliste (transformant les désirs humains en besoins programmables par la production et le commerce) que dénonçait la critique freudo-marxiste au tournant des années 60-70. Toutefois, le processus d’aliénation que nous pointons à présent, même s’il peut paraître voisin dans sa forme (quoique plus focalisé sur la dimension strictement managériale), s’avère radicalement différent sur le fond : il ne concerne plus, comme alors, les désirs multiples et fragmentaires de la libido spontanéiste d’un individu considéré comme une « machine désirante » (cf. Deleuze & Guattari), mais le Désir structural et inconscient, tramé par le langage, qui porte l’identité même du Sujet (cf. Lacan), y compris dans la sphère professionnelle. Là où il s’agissait auparavant de libérer les désirs contre le travail (comme le réclamait, par exemple, Marcuse), nous proposons quant à nous (plus modestement) d’essayer de dégager le désir de travail de ce qui l’enkyste.

Désir de travail et conséquences 

Nous avons alors défini le concept opératoire de désir de travail comme une configuration singulière d’éléments signifiants conscients et inconscients (mots, images, représentations, etc.) de notre lien au travail, qui conditionnent notre carrière, notre rapport à l’organisation et au milieu économique, ainsi que nos interrelations en situation professionnelle

Cette définition appelle trois séries de remarques : 

1) Il convient de souligner l’importance de la dimension de configuration désirante. Ces éléments signifiants prennent place relativement les uns par rapport aux autres. Ils aboutissent pour un sujet à une expression multivoque, de physionomie variable, comme l’inhibition, l’ennui, l’inactivité ou la paresse, tout autant que le dynamisme, la motivation ou l’engagement. Le désir de travail ne se confond donc nullement avec l’envie de travailler, qui n’est que la conséquence concrète d’une configuration désirante favorable à un moment donné. 

2) Comme nous l’avons dit, le désir de travail conduit ainsi à conférer au travail le statut d’objet, au sens psychanalytique de ce qui est réellement visé par la pulsion et ignoré comme tel. Les confirmations cliniques ne manquent pas à ce propos : nous avons avec le travail des relations affectives intenses et ambivalentes (nous adorons ou détestons notre travail) ; et c’est dans la défaillance de celui-ci (en cas de chômage, en premier lieu) qu’il se trouve en général le plus investi et nommé en tant qu’objet de désir. Recréer en permanence cet objet, plutôt que vouloir le posséder (au sens d’avoir un « bon poste », par exemple), relève alors d’un positionnement particulier du sujet vis-à-vis du désir de travail que nous avons appelé l’œuvre : œuvrer au travail consiste à avoir le sentiment vécu que ce que nous y faisons est en lien avec notre Désir, c’est-à-dire nous ressemble mais également nous dépasse. Passer du travail à l’œuvre implique alors au préalable d’identifier son désir de travail. 

3) L’origine de la plupart des problèmes de management réside a contrario dans ce qui interdit aux sujets d’être « naturellement » dans l’œuvre, à savoir tout ce qui empêche le désir de travail de se manifester. A commencer, pour le sujet, par la peur de cette angoissante question : quel est mon désir ? Tout un chacun peut, en effet, intellectuellement valoriser le principe d’un éclaircissement de ses désirs, et dans le même temps, craindre intuitivement que la position atteinte in fine se révèle désenchantée, exigeante, dépourvue d’illusion narcissique ou de promesse de toute-puissance ; en un mot, simplement humaine, trop humaine. Car – nous l’avons tout juste évoqué – même si cela ne se sait pas explicitement, du moins cela se subodore-t-il : le Désir nous épuise, voire nous effraye. Y prêter attention suppose une forme particulière de courage, certains diront de masochisme. La problématique désirante (celle qui vise à savoir ce que nous voulons vraiment en ce monde) demande effectivement à s’éclaircir sans cesse, s’il est question de vivre en cohérence avec son désir – pour un résultat en apparence bien peu attractif : lucidité, renoncement au bonheur illimité, souci de l’autre plus que de soi, etc. Toutes les cures psychanalytiques menées à leur terme donnent ainsi ce ton d’arrivée paisible, mais néanmoins active, dans un univers de petits bonheurs et non de grande jouissance. Or il est extrêmement difficile de renoncer complètement à la jouissance. Toute la question est là. 

Cette complexité et les ambiguïtés mêmes du désir inconscient nécessitent donc de se doter d’éléments de connaissance approfondis sur la façon dont un sujet élabore, au plan psychique, sa relation avec l’objet travail ; ce qui nous a conduit à dégager les spécificités théorico-cliniques du Désir de travail. 

En voici un échantillon très fortement résumé : 

● Le désir de travail s’origine (et se nourrit) d’une pulsion initialement indifférenciée, qui se spécifie au moment de l’Œdipe (d’où naît la capacité de l’être humain à aimer et travailler). 

● Le travail comme effet de la pulsion a une triple fonction : il permet au sujet (1) d’exprimer et « imprimer » son désir, (2) de se maintenir en lien avec la réalité et (3) de créer de la fonction symbolique

● Le désir de travail s’oriente selon quatre vecteurs : une faille dans l’image du père (la dette paternelle), un idéal de grandeur (le rêve mégalomane), la nécessité d’éprouver l’effort (le fantasme du labeur) et la volonté de contrôle de l’action ou de l’objet (la haine du désir)2

Sur un plan plus pratique, nous remarquons que l’ignorance du désir de travail ne peut qu’entraîner sa « maltraitance » : 

● à commencer par le sujet lui-même, par négligence, car il n’imagine pas jusqu’à quel point (et avec quelles implications psychologiques) il vend son désir au prix du besoin par simple contrat (de travail)3

● par les partenaires sociaux (syndicat, patronat), qui négocient eux aussi indéfiniment autour de la notion de besoin et à partir d’un refoulement commun du travail comme désir (jusque dans les débats sur le chômage et les retraites) ; 

● par les managers, qui s’évertuent à « motiver leurs troupes » par toutes sortes de moyens plus ou moins avouables (au principe, comme nous l’avons dit, que le travail serait extérieur au désir de l’homme), d’ailleurs sans grand succès et pour un coût économique élevé. En revanche, si le travail est enfin reconnu comme objet véritable du désir humain, il devient inutile de vouloir créer la motivation de toutes pièces (puisque le désir a cette particularité qu’il ne meurt jamais, même s’il peut être recouvert ou mis en veille). 

Il s’agit bien plutôt de « désencombrer » ce désir de travail ; ce qui permettra au management de retrouver des marges supplémentaires d’action (par exemple, sur la gestion des transitions professionnelles, l’aménagement du temps de travail ou encore la prise en charge des risques psychosociaux), même s’il faut se confronter pour cela à la difficulté d’avoir accès à une réalité essentiellement inconsciente. Un des enjeux complémentaires de notre réflexion pourra donc être de s’interroger sur les caractéristiques et modalités particulières d’une pratique managériale qui intégrerait la dimension du travail comme processus désirant permanent (un « management analytiquement correct », en quelque sorte). Si l’homme est fait, non pour le travail, mais plus précisément pour nommer le désir qui se cache derrière le travail, alors les recherches que nous avons déjà menées sur un coaching d’inspiration psychanalytique qui ne serait pas une cure, mais une épreuve de questionnement d’un sujet sur son lien personnel au travail (un accompagnement fondamental) ouvrent, selon nous, la voie à de futures pistes d’approfondissement.


Pr. Gilles Arnaud (ESCP-Europe)

Gilles Arnaud, professeur de psychosociologie à l’ESCP Europe, est spécialiste de l’approche psychanalytique et psychodynamique des organisations. Il a publié à ce sujet plusieurs ouvrages et articles de référence dans des revues académiques internationales comme Organization Studies ou Human Relations. Il est membre du Laboratoire de Changement Social de l’Université Paris VII Denis Diderot et siège au conseil d’administration du Centre International de Recherche, Formation et Intervention en Psychosociologie (CIRFIP) après celui de l’International Society for the Psychoanalytic Study of Organizations (ISPSO). Il participe enfin à divers comités éditoriaux de revues de sciences sociales et de gestion, tant en France qu’à l’étranger. En collaboration avec le psychanalyste Roland Guinchard, il analyse l’intérêt grandissant que nous portons à l’épanouissement professionnel et qui mobilise ce qu’ils appellent le « Désir de travail ». Il nous livre ici une synthèse de leurs recherches actuelles. 

SPÉCIALITÉS : Psychosociologie, psychanalyse et comportement organisationnel 

INSTITUTIONS : ESCP Europe, Campus de Paris

RÉFÉRENCES : À l’écoute du désir de travail par G. Arnaud et R. Guinchard, dans Le travail, un défi pour la GRH, ANACT 2008. 
Psychanalyse du lien au travail par R. Guinchard et G. Arnaud, Masson, 2011.

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